Le sens de l’éducation musicale selon Zoltán Kodály

 

Gábor Csepregi
Directeur d’Etudes en anthropologie philosophique et en philosophie de l’art au Collège Universitaire Dominicain d’Ottawa ; Professeur associé à l’Université Laval.

Si l’on cherche la source de l’intérêt de Zoltán Kodály pour l’éducation musicale de la jeunesse, on la trouve sans doute dans sa passion pour toutes les manifestations de la beauté. Pour ce grand compositeur et éducateur, il n’y a pas de vie complète et heureuse sans l’expérience du beau, sans le contact répété avec l’art, notamment avec les œuvres musicales majeures et les chants folkloriques. Une vie sans musique est infiniment pauvre et désolée. Ceux qui malheureusement se trouvent exclus du domaine enchanteur et bienfaisant de la musique se voient d’emblée privés de certains dons exceptionnels de la vie. Il leur manque avant tout une expérience de plénitude et d’exaltation puisque très peu d’activités humaines sont autant liées au bonheur que la musique.

Aimer la musique pour elle-même

Certes, Kodály ne manquait pas de souligner les effets bénéfiques de la pratique musicale sur les capacités intellectuelles, le comportement affectif et les aptitudes créatrices de l’enfant. La musique forme le goût artistique, affermit la capacité de concentration, favorise la disponibilité devant d’autres formes de connaissances, éveille le sentiment de solidarité et mobilise l’inventivité en situation d’épreuve.

Kodály a repris l’idée de Schumann lorsqu’il a comparé la musique à une sorte de « nourriture spirituelle », indispensable au développement harmonieux et équilibré de l’enfant. Si cette nourriture est absente, l’enfant souffre d’anémie spirituelle, c’est-à-dire d’un appauvrissement de la sensibilité esthétique, d’une atrophie de l’imagination, d’une régression de la subtilité intellectuelle et d’une perte du sens de l’aventure et de la curiosité.

Cependant, à ses yeux, la musique ne devait pas être considérée uniquement comme un simple moyen d’éducation, telles la lecture ou l’écriture. Si importants soient-ils, les principes directeurs et les tâches pratiques de ce que l’on appelle « la méthode » ne peuvent faire perdre de vue que la musique est une activité humaine ayant sa propre fin. Il faut donc éviter de vouloir à tout prix chercher et identifier dans l’expérience musicale des fins utiles, notamment des effets de transfert positifs.

Lorsqu’on demandait à Kodály d’où venait son profond intérêt pour les chants populaires sicules, il répondait : « Je voudrais les faire connaître partout où je trouve quatre ou cinq Hongrois ensemble. Et je souhaite qu’ils ne me demandent plus « pourquoi » mais arrivent à dire : « pour rien, pour tout… tout simplement parce que la vie mérite d’être vécue avec plénitude » (1; p.29). Cette réponse suggérée convient également à son intérêt pour toute expérience musicale, en particulier celle dans les écoles. Les chants que les enfants apprennent doivent être envisagés autant, sinon plus, sous l’angle du sens, reposant en eux-mêmes, que sous l’angle de la fonction. Autrement dit, l’éducation pour la musique est aussi importante que l’éducation par la musique. Ainsi Kodály définit-il la musique comme une « source spirituelle de vitalité », une « source de merveilleux » ou tout simplement une « source de vie ».

« Sans la musique la vie n’est pas complète » (1; p.154). Dans une époque où de nombreux facteurs se conjuguaient pour étouffer la joie de vivre, Kodály désirait préserver la jeunesse d’une existence vide et dépourvue d’agréments. Il voulait que les jeunes puissent accéder à une vie plus belle et plus riche.

L’éducation musicale doit commencer le plus tôt possible, dans une période où l’enfant se montre réceptif, c’est-à-dire dans la phase dite « sensible », où son intérêt pour le beau commence à se manifester et où son oreille est avide d’émerveillement. Kodály était convaincu qu’il y a dans chaque enfant une « soif de beauté », bien que, à défaut d’être satisfaite, elle puisse disparaître plus tard. Il n’est pas indifférent pour le développement du goût et de la compétence de préciser par quelle porte on entre dans le « royaume de la musique ». L’enfant doit donc être mis en contact dès son jeune âge avec une musique riche, subtile et de haute qualité, car les premières expériences sont décisives pour déterminer son goût musical.

Les premières impressions musicales ont également pour but d’offrir des occasions de reconnaître et d’apprécier la beauté sous toutes ses formes. La familiarité avec la musique éveille chez l’enfant le sens du beau, c’est-à dire une aptitude à découvrir des valeurs du beau.

Mais qu’est-ce, plus précisément, que cette « nourriture » qu’il convient d’offrir à l’enfant ? Qu’est-ce que l’art authentique qui permet de préciser et d’affiner très tôt son goût ? Kodály estimait que l’enfant doit d’abord se familiariser avec le folklore musical, avec les chants populaires. Car une musique qui émane du peuple renferme richesse et profondeur, se trouve empreinte d’authentiques émotions et d’une vitalité exceptionnelle, et comme telle, se rapproche des chefs-d’œuvre écrits par de grands compositeurs.

Animé du souci de procéder avec respect à l’égard de l’intérêt, de la curiosité et de l’aptitude de l’enfant, Kodály voyait dans le chant la véritable base de toute culture musicale approfondie. « La racine de la musique est le chant », écrit-il dans un article consacré à la question de l’initiation de l’enfant à la musique (1; p.287).

Ce ne sont pas les concerts, ni les opéras ou les ballets, encore moins les spéculations emphatiques, qui amènent l’enfant à comprendre et à aimer la musique. La pratique active du chant demeure le meilleur et, en même temps, le plus accessible moyen d’arriver à connaître et à apprécier la musique. Grâce à elle, l’enfant parvient à se représenter intérieurement la musique écrite, c’est-à-dire à développer l’audition intérieure des thèmes mélodiques et rythmiques. Chanteur ou instrumentaliste, un bon musicien doit, avant toute exécution réelle, pouvoir chanter intérieurement la partition.

Kodály a critiqué toute méthode d’enseignement qui, en accordant une trop grande importance à une maîtrise technique parfaite et en favorisant une exécution purement mécanique, néglige la formation de l’oreille intérieure. Lors du jeu de piano, ce ne sont pas les doigts, si agiles et virtuoses soient ils, qui doivent dominer, mais l’âme, c’est-à-dire une sensibilité à la progression harmonique et rythmique des sons et à la beauté de la mélodie.

Pour Kodály, l’enfant doit acquérir les rudiments de la musique par tout son être. Le chant accompagné des mouvements est l’un de ses moyens d’expression les plus naturels, les plus spontanés et les plus agréables. Reconnaissant, d’une part, l’unité organique de la musique et du mouvement corporel et, de l’autre, le caractère agréable de toute activité ludique, Kodály estimait que les éléments rythmiques et mélodiques les plus simples doivent être introduits à travers le jeu. Derrière de tels procédés pédagogiques, repris et appliqués avec succès par les disciples de Kodály, on devine une intention fondamentale : Kodály souhaitait éviter que l’étude de la musique ne se réduise à l’acquisition de connaissances ternes et purement intellectuelles, en proposant un enseignement musical qui s’adresse d’abord à l’intérêt spontané, au besoin de créer, de s’exprimer et à l’expérience affective et motrice de l’enfant.

Formation de la sensibilité esthétique

Sans expériences saisissantes, l’éducation musicale peut difficilement atteindre ses objectifs. Kodály a été lui-même témoin d’une telle expérience. Une femme de ménage, peu instruite, a cessé son travail pour pouvoir prêter toute son attention à une pièce musicale diffusée à la radio. Une fois la pièce terminée, elle s’est écriée : Qu’est-ce que cette merveille ?

Selon Kodály, une telle question, issue d’une sensation enivrante, devrait être le début et le fondement de toute rencontre ultérieure avec la musique. Car, sans cette expérience du merveilleux, nous obligeant à abandonner une activité en cours et à suivre attentivement le développement des sons, nos contacts avec la musique risquent de demeurer superficiels et de courte durée.

L’enfant doit être mis au contact, dès son jeune âge avec la musique et ainsi acquérir l’aptitude à en découvrir la beauté et à l’apprécier. Cette directive de Kodály peut susciter chez plusieurs des interrogations. Qu’est-ce qui nous autorise à établir une différence entre les sonates de Beethoven et la musique des discothèques ? La haute considération accordée à un chant du folklore ne serait-elle pas tout simplement une affaire d’opinion personnelle ? Qu’est-ce, au fond, que le beau ?

Nous pourrions apporter un élément de réponse à cette question essentielle en nous interrogeant sur un simple constat. La perception de certains phénomènes, un paysage, un jardin, un bouquet de fleurs, un tableau de Degas ou une fugue de Bach, nous fait tomber en arrêt et nous incite, à l’instar de la femme de ménage, à nous exclamer : comme c’est beau ! S’il nous arrive de nous émerveiller ainsi, qu’est-ce qui nous incite à dire qu’une chose est belle ? Je serais enclin à dire, partageant ainsi l’avis de plusieurs, que l’objet n’est beau qu’à condition de contenir une richesse, une plénitude, un je ne sais quoi de profond et d’unique, un sens qui, d’après Mikel Dufrenne, « est la suggestion d’un monde, un monde qui ne peut être défini ni en termes de chose ni en termes d’état d’âme, mais promesse aussi bien des deux, et qui ne peut être nommé que par le nom de son auteur : le monde de Mozart ou de Cézanne »(2). Difficile à cerner et à définir, ce contenu riche et subtil ne cesse de nous arrêter et de nous enrichir. Mais si l’objet nous sollicite et nous captive, c’est qu’il est porteur de certaines qualités formelles : une relation entre les différents éléments sensibles, une harmonie, un ordre, une proportion, un arrangement structuré, dont la perception éveille en nous une satisfaction intime, un plaisir presque incommunicable.

Une telle perception requiert, certes, l’abandon des visées utilitaires et des considérations purement pragmatiques. Mais ce n’est pas tout. Pour que nous soyons sensibles à la beauté et à l’harmonie, il faut que nous soyons mis en contact assez tôt avec certaines formes, avec certaines œuvres chargées de riches significations.

Autrement dit, un objet ne nous parle que si nous avons au préalable appris à l’accueillir et à comprendre le langage de sa forme et de son contenu. Si certaines harmonies plaisent à notre oreille ou à notre œil, c’est parce que, grâce à l’« enregistrement » d’un matériel d’information suffisant, offert par un certain environnement artistique, nous avons acquis l’habitude de percevoir comme des harmonies certains types d’interaction et de relation entre les sons, les figures ou les mouvements.

La perception des harmonies complexes, comme d’ailleurs celle de toute déviation de ces formes, suppose un processus d’apprentissage. Sans cette préparation, nous risquons d’être sourds ou aveugles à certains objets. Une œuvre musicale n’est accessible qu’à celui qui a eu la possibilité dès sa tendre enfance d’assimiler une part suffisante d’harmonies. Cette assimilation peut se réaliser avec succès par l’écoute attentive des chefs-d’œuvre. A fortiori, selon Kodály, plus motivant et plus efficace encore est le chant en commun.

Lorsque nous parlons de la formation de la sensibilité esthétique ou du développement du sens du beau, nous pensons donc d’abord à l’acquisition de cette capacité qui permet à l’enfant d’établir une communication, une correspondance cognitive et affective entre lui-même et une certaine combinaison de formes. Grâce à cette aptitude, il trouve belles les œuvres artistiques, tout comme les paysages qui se trouvent dans un état d’équilibre ou les interactions harmonieuses qui se réalisent entre les systèmes vivants.

La sensibilité à la beauté est également une capacité de percevoir un objet indépendamment de tout intérêt pragmatique et de l’apprécier à l’a une du plaisir et de l’émotion qu’il procure et non pas à celui de critères purement théoriques ou utilitaires.

Si l’on doit parler de la contribution de la sensibilité esthétique à la formation générale des enfants, celle-ci réside, en premier lieu, dans le développement de la faculté de distinguer par soi-même le vrai du faux, le bon du mauvais et dans l’acquisition progressive d’une liberté de pensée.

De l’art avant toute chose

Tournons donc notre attention maintenant vers l’intention fondamentale de Kodály consistant à donner à l’enfant une éducation qui s’adresse à tout son être et qui lui permet de développer ses aptitudes créatrices et recréatrices.

En dépit de nombreux avertissements et d’efforts de rectification, les systèmes éducatifs d’aujourd’hui continuent à accorder une considération trop exclusive à ce qui est rationnel, objectif et abstrait, négligeant la sensibilité, l’imagination et l’esprit de finesse. Cette tendance s’explique sans doute par l’énorme valorisation de la science et de ses applications techniques dans notre culture. On oublie toutefois que l’activité scientifique elle-même bénéficie des mêmes forces créatrices qui interviennent dans la pratique de la musique, à savoir la capacité de rester en état de réceptivité, d’opérer la fusion de plusieurs dimensions de l’expérience et de rechercher la beauté.

La négligence de ce que le biologiste suisse Adolf Portmann a appelé « la fonction esthétique de l’activité spirituelle » entraîne inévitablement l’atrophie des facultés créatrices(3). Peut-on éviter cette carence qui, une fois provoquée, retentit sur l’ensemble de la vie de l’enfant ?

Il y a sans doute lieu d’attirer l’attention ici sur les facteurs qui empêchent les enfants d’exercer leur imagination et d’affiner leur sensibilité esthétique.

Une des principales sources du problème semble être l’intrusion précoce de l’informatique dans nos systèmes éducatifs. La manipulation d’un ordinateur est une opération simple, facile à maîtriser, n’exigeant pas le plein emploi des facultés créatrices. Si un enseignement n’impose que l’apprentissage du langage simpliste, banalisé et sans ambiguïté de l’ordinateur, il court le danger de former des jeunes dépourvus de finesse, de subtilité et de sens créatif. Professeur en informatique, Bruno Lussato a bien vu qu’un enfant qui débute avec la musique, le théâtre ou la danse peut facilement faire sienne, dans un deuxième temps, la logique de l’informatique. Cependant, si l’éducation commence avec l’assimilation des langages « durs » de l’informatique, l’enfant aura par la suite « toutes les peines du monde à appréhender l’indicible, la poésie, l’art, c’est-à-dire la véritable culture humaine » (4).

La conclusion de Lussato est celle de Kodály : attention à la première nourriture éducative qu’on donne à l’enfant! La négligence de la formation de la « fonction esthétique » peut aussi résulter en une incapacité de prendre une distance par rapport à un intérêt, à une spécialisation et à un savoir-faire. Cette incapacité trouve souvent sa cause dans la tendance à ne voir le réel que sous l’angle de l’utilité, de la production ou du profit. Une pareille déformation de la réalité peut être évitée si l’on parvient à voir les choses non pas uniquement sous l’angle des impératifs et des intérêts de sa profession, mais d’une manière désintéressée, c’est-à-dire comme si on les voyait avec les yeux de l’autre. Mais, encore une fois, la perception désintéressée et esthétique du réel besoin d’être nourrie et fortifiée par les activités artistiques. Car c’est bien grâce à la pratique du chant ou d’un instrument musical que l’enfant peut apprendre à percevoir et à créer des formes qui, tout en étant indispensables pour mener une « vie complète et enrichissante », se présentent sans les limitations et les contraintes de l’utile et du nécessaire.

Beaucoup parmi les jeunes d’aujourd’hui grandissant dans un entourage dont les seules préoccupations sont le bien-être matériel et le confort financier, souffrent d’ennui, deviennent passifs et indifférents, et finissent par nier le sens de la vie. Les éducateurs et les psychologues cherchent alors à trouver des mesures susceptibles d’entraîner la disparition de ce sentiment de scepticisme et d’absurdité désespérée. Selon eux, l’une des causes de ce problème serait l’absence de contact avec l’harmonie de la nature et la beauté artistique. Si cette observation est juste, l’un des moyens de combattre l’indifférence et d’éveiller chez les jeunes une attitude d’émerveillement à l’égard du monde ne serait-il pas précisément une éducation qui met en valeur la beauté dans sa manifestation la plus accessible : les harmonies sonores créées par la voix ?

 

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1 Recueil d’articles de Zoltán Kodály : Visszatekintés, Tome 1 (Un regard en arrière), Budapest : Editio Musica,1974.

2 Mikel Dufrenne, Philosophie et esthétique, tome 1, Paris : Éditions Klineksieck, 1980, p.26.

3 Adolf Portmann, « Biologisches zur ästhetischen Erziehung », Biologie und Geist, Frankfurt am Main 1978, pp. 292-314.

4 Bruno Lussato, Le défi informatique, Paris : Fayard, 1981, p.207.